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Laura & La Mort

            Non loin d’une rivière, proche de l’orée d’une forêt, une histoire commence. Ni extraordinaire, ni banale, juste une histoire que personne ne raconte. Dans une contrée que toute personne, un jour, traverse.

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Cette histoire se passe dans des temps anciens et de toute éternité, là où vivait une enfante prénommée Laura. Dans l’église froide et sombre, la petite fixait le linceul grisâtre mais dans ses songes une toute autre poésie se jouait. Il y aurait eu des fleurs tout autour du corps parfumé, des linges virevoltant aux douces chansons brodées avec tant de délicatesse que l’on aurait cru entendre Sa voix dans les danses du tissu. L’amour était partout puis ne resta qu’une étoile à chérir le soir, inatteignable derrière les volets clos. La mort de la mère éteignit la dernière flamme sacrée qui guidait père et enfants. Ils devinrent seuls, entourés par la glaciation du monde des objets séparés.

Dans la maisonnée, pas un bruit ne se faisait entendre, la vie avait déguerpi, Laura pleurait. Ses pleurs emplissaient les pièces et faisaient voguer les membres restant de la famille qui continuaient à vaquer, sans prêter leur attention à ces torrents, dans les eaux salées. La vaillance avait porté la mère de longues années durant mais la force d’un monde sans place pour elle avait eu raison de son courage et donnait à ses enfants un trou béant pour la regarder.

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Laura vivait dans une brume constante, une peau cotonneuse dessinait tout autour d’elle un éclat insondable. De jour en jour, elle disparaissait dans cette lumière trouble. Invisible aux yeux du monde, quel destin pouvait donc lui offrir cette solitude ? Les gens autour d’elle semblaient se rater, se dérencontrer constamment. Elle ne se voyait plus dans leurs yeux. L’effacement de la mère dans le quotidien était une souffrance plus forte encore que son absence concrète. La mère avait disparu et Laura sentait venir son tour. Le silence se faufilait dans les moments imperméables à ses pleurs. La colère, dans le foyer, devint le chant de la tristesse étouffée. La douleur de la souffrance non partagée grondait dans les cris stridents comme des appels à l’aide muets. Laura devenait de plus en plus transparente et observait le monde vainement. 

Lors d’une journée où le ciel n’accueillait aucun oiseau, trois coups furent frappés à la porte. Une bourrasque arracha les gonds emportant tous les meubles dans un fracas assourdissant. Une femme masquée avança, le menton relevé, sûre de ses desseins pour la petite. Elle aperçue l’enfante dont le regard indocile s’évertuait à cacher l’appel au secours qui jusqu’à présent n’avait eu de réponse. La peur de l’inconnue, chez Laura, se mêlait à son désir inassouvi de reconnaissance. Le masque se mit à parler : « Tu n’appartiens pas à ce monde » dit-elle posément, « Tu seras l’une des nôtres. Tu n’auras pas le choix. Tu plisseras les yeux, baissera le front, puis comme le demande le livre, tu recouvriras d’un masque de bois, ton visage informe. Seule tu partiras et seule tu reviendras. Tu arracheras l’écorce qui toute ta vie durant te cachera. A présent, file ! » Le ton irrévocable de ces mots effrayèrent la petite qui courut se réfugier hors de ces murs brisés.

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Le manteau de la nuit avait l’épaisseur de la feutrine, familière, enveloppante, à la douceur râpeuse. Laura avançait au bord du cours d’eau, en quête de savoirs. Subitement, une sublime nymphe jaillit de l’ondée dont les minuscules éclaboussures vinrent caresser les joues de l’enfante. Présipia était la Naïade de la rivière des prés, prêtresse adorée des femmes sachantes. La nymphe tapota la surface de l’eau du bout des doigts et y fit apparaitre un message. Le texte pris forme dans sa limpidité occulte :

De toute éternité,

Dans tes veines

Coulent les éthers

Du cosmos infini.

Reconnais la clameur,

A ton endroit comme de toute part,

De ma présence immanente

Lovée au creux de ta vie,

Ma Laura.

L’enfante senti une chaleur envahir son corps, regarda ses mains aux paumes brûlantes et aperçu sa lumière scintiller. Elle se dévisagea dans l’eau miroitante et tiède, percevant l’inquiétante étrangeté d’un pouvoir qu’elle avait toujours eu. Autour d’elle brillait sa force intérieure des mille feux de la lignée de femmes qui la précédait. Dans cette atmosphère opalescente, Laura brillait. Le halo était visible car autour d’elle régnait l’obscurité, là où tout un chacun se cogne aux autres sans les voir.

La Nymphe dans une danse tourbillonnante, s’immergea puis disparut, laissant Laura dans l’exaltation de sa découverte. La petite aux yeux de loups huma l’odeur de pin et se dirigea vers l’étendue verdoyante que l’on distinguait au loin.

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Devant elle, imposante et majestueuse, s’étalait la forêt aux écorces rouges. Ce nom mystérieux, Laura l’avait entendu mainte fois sans jamais traverser l’orée ni entre les arbres s’engouffrer. Ce jour serait le premier. Ses pas devinrent méticuleusement décomposés. Ses mouvements prestes la firent traverser la frontière invisible jusque l’humidité du bois charnu, broussailleux et sombre. Soudain, le long de sa cuisse, l’enfante senti la chatouiller un liquide chaud et visqueux. De son corps s’écoulait l’énergie rouge dont elle observa la texture entre ses doigts. Elle gouta l’élixir métallique et senti une force neuve l’inonder du dedans. Appuyée à un tronc afin de regarder sous sa tunique, elle vit dans ce signe l’indispensable court du temps. Le liquide chatoyant ternissait en séchant. Déterminée, la jeune fille abaissa son vêtement et reprit sa route vers le centre de la forêt. Sur son passage étaient disséminées quelques gouttes de l’élixir pourpre de plus en plus espacées. Déjà loin derrière elle, sa paume sur l’écorce avait laissé la marque de sa présence.

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Ces longues heures de marche l’avaient épuisée. Sa lumière atténuée ne suffisait plus à la guider entre ses ancêtres de bois. Alors, allongée sur la mousse joyeusement accueillante… chuuuuut… Laura se reposa… ses yeux commencèrent à s’agiter sous ses paupières assoupies tandis que ses doigts dans d’infimes contractions irrégulières traduisaient sa plongée dans le sommeil – celui qui régénère le corps et l’esprit en les assemblant tendrement. Au contact du lichen argenté, sa peau devenait plus flamboyante encore. La forêt et Laura s’unissaient. Progressivement, le tapis de verdure moelleuse enveloppait son corps devenu pesant et elle s’enfonçait comme dans ses rêves jusqu’aux profondeurs de la Terre.

Creusant le chemin de leurs galeries, deux minuscules taupes arrivèrent jusqu’au corps charnu et doux de la jeune fille. De leurs petites griffes, les adorables mammifères gravèrent des spirales sur les os saillants de ses hanches puis s’en retournèrent gaiement. Pendant ce temps, les lombrics fouissaient leur terrain de jeu en aérant la glaise afin que Laura puisse respirer. Une sorité de renardes vint se coucher sous sa nuque pour s’y réchauffer et partager avec cette humaine ce moment entre chienne et louve. Discrètement, une grenouille au ventre bleu à pois blancs s’était lovée entre ses seins naissants, bercée par le chant de son cœur. Deux couleuvres s’enroulèrent le long de ses jambes aux poils drus et brillants. Les rampantes se faufilèrent jusqu’au sommet de ses cuisses pulpeuses et y reposèrent leurs têtes accolées. La faune câline se pressa intensément contre sa peau iridescente. Puis brusquement, sa lumière s’éteignit. Durant un court instant, Laura mourut. Elle disparut à elle-même et aux autres. Néanmoins, dans un cri d’aspiration de toute vie, elle ouvrit la bouche et avala l’un des nombreux vers qui grouillaient aux commissures de ses lèvres. Epouvantée, elle reprit connaissance dans la cavité centrale de la forêt ; ouvrant les yeux, elle aperçut, si proche d’elle que ses lèvres touchaient les siennes, la Vieille aux racines ; Laura recula d’un bond vif et n’eut le temps qu’une fraction de seconde de réaliser que son corps était à présent entièrement recouvert d’une couche d’argile rouge. Sa salive crissait sous ses crocs robustes. Renardes, couleuvres et grenouille se tapirent dans quelques recoins d’obscurité.

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Le centre de la Terre ouvrait ses bras sur le baiser de la mort. Devant Laura stupéfaite s’étalaient des centaines de membres sombres et ondulants dans la boue primitive. Ces racines immenses se terminaient sur un tronc de vieille femme ridée. Celle-ci lui faisait face et la scrutait dans un silence affectueux bien que terrifiant. L’on pouvait percevoir juste derrière les parois de la cavité, le cri intrépide d’une source naissante.  Ainsi la jeune fille rencontra la femme sauvage qui s’adressa à elle en ces termes : « tu brilleras sans cesse du savoir que tu possèdes. Ton esprit, ton âme et ton corps dans une unité radieuse forment tout autour de toi ce halo – le halo de la connaissance des mondes qui s’infinissent par-delà la raison et la conscience. » La vieille sans âge fouilla dans ses entrailles boueuses puis déposa dans le creux de la paume de Laura, un morceau de bois fossilisé. Cette pierre lui permettrait à présent de maitriser ce halo. Dans l’harmonie de ce marécage familier, la Vieille aux racines prit une poignée de mousse vibrante et essuya un peu de lumière humide au bord des yeux de la jeune fille avant de reposer la plante avec délicatesse. Toutes les brindilles étincelèrent au rythme du souffle agité de l’endeuillée. Ses pleurs perlaient dans l’air, tels des milliers de molécules d’eau diffusant l’éclat d’un cœur endolori. Lorsque Laura fut apaisée, la Terre se fendit et elle profita du transport d’une racine mouvante pour atteindre la surface.

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L’heure était venue de trouver un logis. Elle décida de suivre son instinct et marcha sans relâche jusqu’à s’arrêter devant une tour en ruines, ancienne barricade démolie par le temps. Ce lieu de mémoire serait parfait pour honorer la vie d’une personne chérie. Laura commença ce dont sa famille fût incapable et rendit femmage à la femme qu’était sa mère - modèle de bonté, d’honnêteté et de courage. Mille qualités pourraient la qualifier qui perduraient chez sa fille, ce que Laura comprenait enfin. Elle décida d’écrire sur les murs de la tour chaque bribe du passé avec sa mère qu’elle réussirait à se remémorer : La douceur de sa peau, son parfum ambré, ses dents en quinconce, la mélodie de sa voix. Ainsi pris forme l’œuvre de bienveillance, envers le souvenir d’une mère et envers elle-même. Enveloppée des mots qui soignent l’âme, Laura s’endormait sereine. Le monde de la nuit était son royaume. Le travail de mémoire peignit de mots les fondations d’une vie nouvelle. Des figures familières apparurent dans les ruines de son passé. Laura brillait.

Personne n’est seule qui sait d’où elle vient.

Entre des briques murales, une orbite accueillait son trésor : la pierre de bois. A la façon d’un autel, Laura y avait disposé avec soin des jonquilles séchées, l’écorce des généreux platanes alentour, quelques brindilles colorées et des graines ramassées deci delà. A l’instant de la nuit, les arbres attenants pliaient vers le sommet de la tour, ainsi recouverte de leur feuillage protecteur. Leur inclination pour la jeune fille ne faisait aucun doute.

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Un matin silencieux, alors que les branches reprenaient leur voyage vers les cieux, sans crier gare, la femme masquée vint réclamer l’allégeance de Laura. Sous cette surface arrachée à la terre, dessous le masque rigide et froid présageait son secret. Bien qu’artificiellement dissimulé, Laura savait que le visage ne pourrait pas mentir. Elle attrapa d’un geste preste sa pierre magique et la présenta à la femme qui subitement se décomposa. Ses mains se mirent à trembler, ses jambes à flageoler, ses vibrations corporelles tout d’abord sombres et menaçantes devinrent souples et lumineuses, et enfin de son être camouflé jaillit son aura par nuées. Elle tomba à genoux, les bras vidés de leurs intentions. Avec calme et lassitude, le masque dans la lenteur de ces moments qui marquent l’histoire, chut sur le sol et fusionna avec la terre en une multitude de petites tiges rebelles et fières.

La première impression de Laura fût dure. Derrière le masque, la femme cachait des années de soumission, d’obéissance et de lâche autorité. Son visage défiguré inspirait de la pitié tout autant qu’une rage féroce face à un monde qui ne lui avait donné que cette piètre condition d’exécutante emmurée dans la honte. Les joues, de pourriture, étaient recouvertes. Le nez à cause du masque s’était réfugié sous l’œil droit. Les cils nourris par les pleurs incessants bien qu’invisibles avaient poussés au point de recouvrir la peau jusqu’au menton.

Laura s’agenouilla, ouvrit le rideau formé par ces cheveux d’yeux sur le visage de la femme éveillée. Leurs corps se mirent à briller à l’unisson. Leurs âmes resplendissantes se mélangèrent comme une main vient épouser la forme d’un visage avec affection et délicatesse.

La jeune femme compris pourquoi sa mère l’avait baptisée ainsi, témoignant de cette force vitale inextinguible que sa fille incarnait :

L’aura.

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