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La Femme Aux Mille Mains

        Elle était une deuxième fois,

Après avoir vécu et appris ce qui devait prendre racine dans son esprit, la femme aux mains repoussées. L’enfant avait suivi sa mission de vie, elle devait en faire autant. La femme sachante descendit de la montagne pour que le sang prenne sens. Déterminée et sans se retourner, l’appel des masses vulvaires s’infiltrait dans son oreille tel un acouphène qu’elle ne pouvait plus ignorer. Ses pieds embrassaient la boue qui la cajolait de sa douce humidité.

Sur le chemin, elle rencontra une vieille dame qui regardait dans le ciel l’ensemble de sa vie. La femme s’arrêta pour la saluer et remarqua ses pieds. Bien qu’ils ne soient pas chaussés, aucune trace ne trahissait les années. Leur tendre chair attira la femme qui se baissa pour les admirer.

La vieille lui dit alors : « quoi que tu souhaites faire dans la contrée, n’oublies pas : ne leur fait pas ce qu’ils t’ont fait, quoi qu’il arrive, chaque femme porte en elle son passé, son présent et son avenir. Les marqueurs du temps s’agrippent à sa peau, à ses fruits, à ses feuilles. N’abaisse pas les femmes, rappelle-toi d’où tu viens et tend la main qui t’est repoussée. » Sur ces mots elle disparut, laissant dans la terre douce ses traces de pieds creusées. La femme regarda ses paumes aux lignes ondoyantes et reprit conscience de toutes les épreuves. Elle resta à genoux le temps de célébrer le voyage de la pensée qui unifie le monde autour de soi dans d’infinies variétés.

La descente fut longue mais sûre, sûre d’elle, elle arriva au village. Rien ni personne ne l’attendait au plus sinueux de la vallée. Ses doigts de pieds, nus, recroquevillés sous sa plante, témoignaient d’une réticence toute fugace. Bientôt elle s’ancra dans la terre, à plat, de tout son poids, et alla frapper à la première porte du village, laquelle importait peu. Elle cherchait l’âme d’une sœur.

L’homme la fit servante sans même lui adresser un mot. Le soir, la femme du foyer servit le souper, garnit de quelques haricots mijotés de la veille. Pas un mot ne fût prononcé du repas puis l’homme se retira au salon. Durant ce temps, les deux femmes s’activaient dans la cuisine. La femme du foyer se dirigeait avec maladresse et pénibilité. Ses yeux trahissaient leur fonction et refusaient de la laisser avancer dans ce lieu où elle dépérissait. La servante remarqua sa gêne puis lui prit la main avec délicatesse. Cette tendresse inespérée embrasa leurs cœurs accolés. La tristesse fila sur la joue tendue de la servante qui prononça, pleine de compassion pour sa sœur, une prière aux Déesses :

O femmes

Pourquoi chaque génération infortunée

Doit réapprendre

Ce que la précédente leur a désappris ?

Déesses désordonnantes,

Orientez-nous !

Pour que nos souffrances

Transformées en savoirs

Nous donnent le pouvoir

De changer l’ordre établi.

Une petite porte apparut dans un bruit sourd au fond de l’âtre de la cheminée. Elles s’y aventurèrent audacieusement, leur timidité enhardie par le lien nouveau qui les unissait.

Dans l’escalier sombre de suie, la femme du foyer senti la chatouiller tout contre la cheville, engoncé entre deux marches étroites, une racine de mandragore, à l’image d’une Baubo vivace et feuillue. Elle la caressa doucement tandis que les feuilles lui rendaient ses cajoleries espiègles. Accroupie, elle rapprocha son visage des corolles de fleurs mauves qui se mirent à chantonner :

«Ichpi ichpi nos rhizomes se répandent, s’étalent en terre et en tout point jusqu’au loin éclosent, ichpi ichpi de celle qui crée la parole aux plus intimes repliées, ichpi ichpi nous la glorifions, ichpi ichpi, la Vulve notre mère ».

Les deux comparses remercièrent chaleureusement leurs amies vulvifleurs puis reprirent leur descente. Ainsi elles s’engouffrèrent sans peur dans la vision d’un paysage qu’elles créaient de leur présence, qu’elles faisaient advenir de leur bonheur partagé. Le ciel s’étendait à perte de vue au plafond de la cave et des tiges de nénuphars formaient ces rideaux de fils qui couvrent tout en montrant. L’on pouvait voir l’ondée de sous la surface de l’eau, elles étaient arrivées sous l’apparence des choses. Elles avaient plongées dans le lac de leur histoire sacrée, sous les briques et la ferraille.

Dans cette pénombre lumineuse, de fines gouttelettes ruisselaient dans l’air et suspendaient le temps. Certaines plopaient sur le sol dans un son thérémine. Des cyclamens dorés couvraient les murs voutés à en donner l’impression d’un sofa moelleux. Ces petites têtes qui conservent un éternel qui-vive montaient la garde dans le marécage du dedans.

Les deux femmes avancèrent entre les tiges tombantes qu’elles repoussèrent avec curiosité pour plonger dans la boue d’où naissent les idées. Une fois maculées, surgirent leurs ombres. Douze prêtresses formaient un cercle autour d’elles. La clarté numineuse du dessous s’empara des deux femmes qui s’étreignirent de joie. Les mains de la femme du foyer s’évanouirent dans un nuage de poussière verdoyante. Ces excroissances l’avaient desservie, menottée à des devoirs irrationnels. Elles allaient remplir un rôle aux portes de la nouvelle ère où les mains des femmes serviraient leurs intérêts, enfin.

Par leur force de communion, les apparitions divines du fond des âges les firent léviter et les propulsèrent hors du monde souterrain. La traversée du miroir d’eau rendit la vue à la femme du foyer. Elles émergèrent dans la cuisine banale face à l’homme stupéfait.

L’homme les regarda s’en aller, vêtu de l’impuissance d’une époque révolue qu’elles laissaient derrière elles. La victoire appartiendrait à toutes à part égale. La réussite d’une d’entre elles serait celle de chacune.

La plongée des deux femmes complices avait révolutionné les vies amies des habitantes endormies. Leurs mains avaient coulées de leurs corps pour se séparer de leurs troncs à présent robustes et fiers. Elles avançaient avec le torse face au monde. Les femmes du village s’amoncelèrent dans la rue. Leur sang se déversa à flot et forma une rivière rouge gluante. Le liquide pourpre annonçait le temps du changement et la direction dans laquelle progresser. Elles suivirent le chemin sur lequel elles devaient devenir indominables, les arbres rencontrés éclaboussés de leur sang pur.

Les centaines de mains atterrirent sur la colline au sommet du village. Une ancienne légende amazone racontait la naissance d’un arbre mythique dans le creux de 1000 mains. Cependant, seulement 999 mains s’envolèrent car l’une des femmes n’avait qu’un bras. Au cours d’une bataille où elle fût héroïque, elle avait dû abandonner le deuxième, mais ceci est une autre histoire.

La femme sachante ausculta à l’entour et aperçu ce jeune homme qui encourageait sa bien-aimée à découvrir ce qui se tramait, à partir avec les femmes et à découvrir son âme. Elle se dirigea vers lui et lui dit : « tu es un homme sage, respectueux, si tu comprends, ce sacrifice est le tien, aussi ; il ne nous manque qu’une main, es-tu prêt ? ». Il la regarda avec attention et dit : « je souhaite découvrir ce que recèle le monde du dessous, je vous la donne sans hésiter. » Sur ces mots, la femme sorti son surin et trancha le poignet gauche du garçon. Il pleura avec sa bien-aimée, et tout en l’encourageant, il suivit la masse des femmes, quelques pas en arrière, pour observer… et apprendre.

Elles regardèrent le vide de leurs mains et prirent la route dans les pas de leurs sœurs, le sentier creusé par leurs pieds lourds.

L’ultime main virevolta jusqu’à atteindre le dôme. Les 1000 paumes se mirent à doucement se rassurer, doigts entrelacés, lignes à la mobilité sinueuse consolées. Dans ces mains se métamorphosait l’ancestrale position de survivante. Des paumes tournées vers le ciel, elles s’agrippèrent les unes aux autres pour ne faire qu’une. Les mains les plus rugueuses plongèrent dans la terre y dessinant des racines profondes. Les mains serrées indécollables s’érigèrent en un tronc majestueux. Les branches palmaires s’épanouirent une à une caressées par le vent. L’arbre de la connaissance des femmes vint au monde sur la montagne aux 1000 mains. Celui-ci accueillerait bientôt le conseil des femmes, leur sagesse à l’ombre de leur savoir. Leurs mains transformées en feuilles et en fruits gratifiaient la vallée de leur éclat étincelant. Dans les temps qui suivirent, nous apprîmes que ces doux fruits ingérés purent épargner aux jeunes générations la douloureuse peine des mains tranchées.

D’un tas de mains inerte naquit la sororité.

La procession des femmes sachantes remonta le cours de la rivière rouge jusqu’à l’arbre de la connaissance. Elles s’assirent sur l’herbe comme l’on dépose une caresse sur le front d’une enfant. Dans un mouvement ondulant du tronc jusqu’au bord du cercle, elles prirent place et unirent leurs âmes. La terre respirait dans leur souffle et leur peau se fondait dans le sol suave et meuble.

Après s’être assises, elles entonnèrent le chant de la liberté. Leur voix dans une symphonie galvanisante s’entendit dans tout le royaume et réveilla à leur tour toutes les jeunes filles et celles qui ne s’étaient pas jointe à elles dès le début. Elles plongèrent leurs moignons à travers la surface de la Terre dans un fracas assourdissant comme seule la Terre sait prononcer quand elle prie. Leurs mains dans leurs mains repoussèrent comme dès le début agrippées, jointes.

Ce fût le commencement.

♀"Elle était une fois" est une expression inventée par Typhaine D dans son recueil de contes féministes nommé Contes à rebours paru en 2016

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